Sadia, cuisinière d’ici et d’ailleurs

Quand Sadia se raconte, on sent le cumin, la menthe, la coriandre. On sent l’enfance heureuse dans un Afghanistan libre. On sent l’odeur des bolanis préparés par la mère. On sent le déchirement. Puis on sent la rancœur. Et enfin, on sent la paix quand vient la transmission. On sent la nostalgie, douce et mélancolique. On sent la force, on sent la joie, on sent la résilience. On sent le poids des souvenirs, à la fois lourd et merveilleux. On sent les mots de Sadia, qui ont une odeur qui la raconte.

De Kaboul à Lyon

« Le 6 juin 2019, cela fera vingt-huit ans jour pour jour que je suis arrivée en France. Je suis Sadia, cuisinière d’ici et d’ailleurs.

Les quinze premières années de ma vie, je les ai passées dans un Afghanistan libre. J’étais heureuse, bercée par les odeurs épicées des bazars et les saveurs de la cuisine de ma mère. Elle faisait cuire des bolanis, des galettes de poireaux frites et l’odeur délicieuse embaumait toute la maison. Je me souviens aussi de l’odeur des kebabs et de leur viande marinée au gras des moutons. Et comme les hivers afghans étaient froids, les moutons étaient très gras. Ils donnaient de la bonne viande.

Les parents de Sadia en Afghanistan
Les parents de Sadia en Afghanistan

Je me souviens des moments de repas. La maison s’agitait joyeusement : ma maman cuisinait et tout le monde, filles et garçons, aidait à préparer. Nous mangions à terre, à la main. La cuisine était généreuse. Tout était sur la table, de l’entrée au dessert. Une fois assis, nous ne nous levions plus !

Quand la guerre a éclaté, ces moments conviviaux nous faisaient oublier le bruit des explosions. On écoutait de la musique bollywoodienne, on tchatchait pendant qu’on faisait la vaisselle, on faisait en sorte de couvrir le bruit des bombardements.

Les parents de Sadia
Les parents de Sadia

Et puis j’ai perdu mes parents. J’avais 14 ans et plus rien ne me retenait en Afghanistan. Je n’avais plus d’attaches, alors j’ai décidé de partir, seule, pour rejoindre un oncle qui vivait en France.

Dans l’avion, j’ai senti un terrible déchirement. Je venais de laisser mon cœur en Afghanistan. Ce fut très douloureux. On m’arrachait mes souvenirs et je savais que je ne les reverrais pas, que je les perdais à tout jamais.

Lorsque je suis arrivée en France, je n’ai pas reconnu les images de mon pays. Ce qu’on me montrait dans les médias, ce n’était pas l’Afghanistan. Dans le pays que j’avais connu, on ne lapidait pas les femmes. On entendait les remous des bazars, le chant des oiseaux, les musiques indiennes. Pas les bombes.

J’essayais de trouver les ondes afghanes sur ma radio. Je ne comprenais pas pourquoi je n’entendais plus parler perse. Je cherchais désespérément, espérant retrouver ma langue maternelle, et je n’entendais que du français. Je me sentais déracinée, seule et incomprise.

L’un de mes premiers souvenirs sur le sol français, c’est le sentiment d’abondance. Après m’avoir récupérée à l’aéroport, mon oncle et ma tante m’ont emmenée dans une cafétéria, sur une aire d’autoroute. Je me souviens avoir commandé des andouillettes. Mon oncle m’a dit que je ne pouvais pas car c’était du porc. Je lui rétorqué que dorénavant, je ferai ce que je voudrais, que plus jamais quelqu’un ne prendra une décision à ma place.

Peu de temps après, il y eut le baptême d’un cousin. J’ai eu peur des fruits de mer, que je ne connaissais pas, des escargots, des grenouilles… ça me semblait si incongru ! Et il y avait aussi l’odeur du fromage ! Je me suis dit « Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est que ça ? ».

À mes 18 ans, je ne sais plus trop comment, j’ai appris que j’avais été adoptée. J’ai quitté mon oncle et je suis allée dans un foyer de la Ddass pour les jeunes travailleurs. Là, j’ai décidé de chercher à savoir qui j’étais. J’ai retrouvé la femme qui avait fait accoucher ma mère biologique. Elle habitait au Canada. Elle m’a dit qu’elle se souvenait de cette famille qui m’avait adoptée quand j’avais trois jours et que ma mère biologique était décédée lors de ma naissance. Il n’y avait plus rien à faire, si ce n’est continuer à aller de l’avant. Alors j’ai mis tout ça de côté et j’ai repris le cours de ma vie.

J’ai vite intégré l’école des soignants pour pouvoir être autonome et travailler rapidement. J’étais première de ma classe en Afghanistan et mon père voulait que je sois médecin. Ça me semblait lié. Je me suis installée à Lyon. À cause de mon statut de réfugiée, je n’ai pas pu faire mon stage d’aide-soignante à l’hôpital militaire. Alors je me suis retrouvée au Vinatier, en psychiatrie. Je ne connaissais pas du tout ce secteur. J’ai beaucoup appris sur l’humain lors de ce stage. Comme tout s’était très bien passé, ils m’ont proposé un poste. J’y suis restée durant les dix-neuf années qui ont suivi.

Durant tout ce temps, j’avais laissé l’Afghanistan de côté. On ne cessait de me répéter que je n’arriverais pas à m’intégrer, à devenir propriétaire par exemple. Alors j’ai voulu m’adapter à tout prix. Ça s’est ressenti jusque dans ma cuisine, exclusivement française. Et je suis devenue propriétaire à 30 ans, sans parents, sans garants.

Un jour, alors que j’étais enceinte de mon premier enfant, j’ai ressenti un besoin vital, viscéral, puissant de manger afghan. Il fallait à tout prix que je retrouve ces odeurs de riz, de cumin, d’amande, de coriandre, de kebab au feu de bois, d’oignons marinés… j’avais besoin de retrouver l’odeur réconfortante de ma maman. Je voulais retrouver ces senteurs que j’aimais tant quand je rentrais de l’école. Je savais qu’un embryon a une mémoire cellulaire. Alors je pense que j’ai voulu marquer ma fille avec ces odeurs d’épices.

La cuisine de Sadia

À mon grand étonnement, les recettes me revenaient toutes seules. Il fallait que je les écrive pour ne plus les oublier. J’essayais de renouer avec les goûts de mon enfance. J’ai retrouvé la recette du palaw, ce riz afghan aux raisins secs, j’ai retrouvé le goût du yaourt, chaud ou froid, celui de la salade de tomates, concombres et coriandre.

J’étais contente, j’étais fière mais il y eut des moments très intenses, très durs. Un jour j’avais besoin de retrouver le goût des mantous. Alors je me suis lancée dans la confection de quatre-vingts raviolis farcis à la viande. Il fallait faire la pâte, faire la farce, les monter un par un. J’étais enceinte, j’étais fatiguée, j’y avais passé des heures. Lorsqu’enfin j’ai mangé le premier, j’en ai pleuré. J’ai pleuré de joie, de satisfaction, de nostalgie, mais surtout parce que j’aurais voulu le partager avec ma maman en lui disant « tu vois, ta petite-fille qui est dans mon ventre goûte ta recette ».

Je me suis lancée dans la cuisine et parallèlement, j’ai eu envie de partager mon histoire. Je voulais lier les recettes à mon récit. Personne ne voulait m’éditer. On me demandait de séparer les recettes du récit. Je ne pouvais le concevoir. Un jour, j’ai rencontré le chef Valentin Luigi et Boris Tavernier, fondateur de l’association VRAC qui m’ont mise en relation avec Alexis Jenni qui écrivait le livre Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs. Mon histoire a été racontée, le livre primé, c’était magnifique.

Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs.
Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs.

À quelqu’un, qui comme moi, se retrouve dans un avion qui l’emmène loin de chez lui, je lui dirais de ne pas s’inquiéter. Il y a toujours à apprendre d’une autre culture. Je lui dirais qu’il doit aller au bout de ses rêves et ne jamais renoncer.

Aujourd’hui, je fais ce qui me plait. Je cuisine pour rassembler, pour partager. Le 28 avril 2018, j’ai créé mon entreprise, Kaboulyon, cuisinière d’ici et d’ailleurs. Je mélange les saveurs afghanes et lyonnaises. Chez moi, la coriandre s’invite dans la cervelle de canut et la praline dans le ferni, une crème dessert afghane à la cardamome.

Je participe au Refugee Food Festival le 13 et 14 juin, en compagnie de la famille Troisgros. Je suis fière qu’un Trois Étoiles m’ouvre ses portes.

Aujourd’hui, je suis l’heureuse maman  de deux merveilleux enfants : Zia 10 ans et Niels 6 ans; à qui je transmets et transmettrai le meilleur. Je veux contribuer, avec mes enfants, à remettre l’échelle des valeurs humaines dans le bon ordre. À mon sens, on a inversé nos valeurs : nos besoins fondamentaux et vitaux sont passés en second et nos désirs matériel en priorité.

Sadia, heureuse maman de Zia & Niels
Sadia, heureuse maman de Zia & Niels

J’aimerais terminer ce récit avec le mot résilience. Dès la première fois où je l’ai entendu, j’ai senti la puissance de ce mot. Il représente mon parcours et ce que je suis. »

Retrouvez Sadia, son histoire, ses actus et ses recettes !

Photo couverture : Anne Bouillot

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